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Samothrace

Ou l'irréel du présent

 

Nanon Gardin

La solitude est devenue mon univers familier. J’ai des journées entières à remplir avec moi comme unique objet de préoccupation. Moi et, pendant quelque temps, les mythes. Comment la vie humaine peut-elle être assez inhumaine pour infliger la solitude à quelqu’un qui a toujours vécu dans le culte des autres, de la vie, bonne ou mauvaise, mais à plusieurs ? Je suis un chef de tribu au chômage, moyeu indispensable devenu roue de secours.

Ce n’est pas Freud qui m’amène à Œdipe, c’est son destin de solitaire absolu, de solitaire trompé par la société, par le monde qui cherche sans cesse à lui faire croire qu’il lui appartient. Parce que sa solitude est la pierre angulaire de son malheur.

Œdipe est seul même quand il prétend se réchauffer dans la compagnie des hommes. À trois reprises, il est joué par l’impression trompeuse d’appartenir à une famille, d’avoir un avenir au sein de cette famille, une place, une fonction. Frère Œdipe, tu as cru dans le bonheur, la sérénité et la paix, alors que tu es le dupé suprême, plus encore que Prométhée ou que Philoctète. Prométhée provoque les dieux, Philoctète a trahi le secret d’Hercule. Toi, tu n’as rien fait. Tu es d’une innocence désarmante. Inactif, face au destin construit par d’autres. Tu t’es contenté de venir au monde, et si les dieux ne se mêlaient pas de ton destin, il ne t’arriverait rien. Mais voilà. Bébé lâchement abandonné sur une montagne pour être dévoré par les fauves, tu as retrouvé pour ton malheur la compagnie des hommes, autres fauves. Si alors Polybe parlait, disait vrai, encore une fois il ne t’arriverait rien. Plus tard, si l’Oracle disait vrai, disait tout, encore une fois, il ne t’arriverait rien. Il suffirait qu’une voix amie te glisse à l’oreille, Œdipe, si tu ne tues personne, la prophétie ne se réalisera pas. Mais personne ne te dit rien. Si la même voix te disait, Œdipe ne te marie pas, tu n’épouserais pas ta mère. Mais personne ne te dit rien. Tu es seul, absolument.

Bien sûr, un jour, sur la route, tu t’énerves, tu perds ton sang-froid. Mais ne t’a-t-on pas provoqué ? Et ta réaction violente n’est-elle pas banale en ces temps où le droit du plus fort est au goût du jour ?

Banni de ta famille naturelle, tu quittes ta famille adoptive, et reviens en grande pompe, mais sans le savoir, à ta famille naturelle. Tu te crois alors enfin consacré homme à part entière – époux, père, roi, entouré d’hommes chaleureux, louangeurs, reconnaissants. La solitude, tu crois l’avoir vaincue en répondant au sphinx, auquel tu n’as eu qu’à dire ton credo : l’homme. L’homme dans lequel tu crois puisque tu cherches désespérément ton appartenance à l’humanité. Ayant apprivoisé le sphinx, tu apprivoises les Thébains. Et au milieu de cette foule aimante, te voilà plus seul que jamais. Isolé dans un tissu d’ignorance et de mensonges. Quand vient l’heure de la vérité, écrasé de douleur, il te faut encore cohabiter avec cette carcasse révoltante, cette carcasse d’homme décrite par l’énigme du sphinx, cassée, pliée en deux sur sa béquille, seul, encore plus seul que le bébé abandonné sur la montagne de Corinthe.

Du fond de ma solitude, je regarde vivre les autres, les autres qui comptent, chacun pour soi, autant que moi pour moi. Mystère insondable. Devant moi, dans la rue, une fille marche, papotant avec sa copine, tout en se caressant la fesse gauche. Impossible de savoir, même si je peux imaginer la sensation, cette main baladeuse à travers le tissu, ce qui se passe dans sa tête en relation avec ce geste. Un geste aussi banal, peut-être inconscient, peut-être semi-conscient ou très conscient. Vérifier que sa poche arrière est vide ? Petite sciatique en perspective ? Obsession de la cellulite, pourtant absente de cette fesse-là ? Ce geste, qu’il ait pour elle une importance quelconque ou nulle, la sépare à jamais de moi. Ce qu’elle raconte à son amie n’a aucune importance, d’ailleurs, cela, je pourrais l’imaginer, le partager à la rigueur, je pourrais jouer le rôle de l’amie. Faire semblant d’entrer dans les pensées de l’autre est une activité à laquelle nous nous livrons toute la journée, sans nous préoccuper du niveau de compréhension atteint, mais là, ce geste insignifiant, et les échos qu’il éveille en elle, je n’en connaîtrai jamais rien.

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