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Anne-Marie Tulli-Rigoreau

Peggy, Charlotte, Gus et les autres

Dans le train qui le conduit à Montélimar, Victor revoit les notes qu’il a préparées pour son intervention dans le cadre des « rencontres avec un auteur » du Festival. Il se sent tout à fait prêt et se réjouit d’avance d’animer des moments tellement plus riches qu’une simple séance de dédicaces. Le public de ce type de manifestation culturelle est toujours curieux, intéressé et souvent très cultivé. Victor ne craint pas les questions.

Il est d’autant plus heureux qu’il va retrouver un couple d’amis, Nadine et Sergueï, chez qui il va passer quelques jours avant de rejoindre Grignan. Il y a si longtemps qu’ils ne se sont vus. Pourtant, tous les trois formaient un trio inséparable à la Sorbonne, dans les années quatre-vingt. Un trio surprenant. Lui, jeune provincial discret et solitaire, que la vie à Paris éblouissait et intimidait ; Sergueï, étudiant soviétique à l’époque de son séjour, venu parfaire son français pour devenir interprète ; et Nadine, fille unique d’une famille versaillaise très aisée, qui faisait lettres parce qu’il faut bien faire quelque chose.

Victor avait remarqué l’étudiant étranger toujours seul, comme lui, et avait pris l’habitude de s’assoir à ses côtés dans l’amphi. Peu de temps avait suffi pour que les deux garçons partagent leurs cours, leurs sandwichs et leurs blagues de potache. Une solide amitié s’était nouée entre eux, que les soirées imbibées de vodka avaient consolidée. Ces soirs-là, Sergueï était bien incapable de rentrer boulevard Jourdan où il avait une chambre à la Cité Internationale Universitaire. Alors, Victor l’hébergeait pour la nuit dans la petite chambre qu’il louait sous les toits, pas très loin de l’Odéon. Plus exactement, qu’il occupait et que ses parents louaient. Aucun des deux n’avait jamais vécu le lien profond d’une véritable amitié qui s’impose comme une évidence, simple, chaleureuse, authentique. Quand les regards suffisent, quand un geste vaut toutes les explications, quand un clin d’œil est plus éloquent qu’un mot. Cette étrange intuition de l’autre, sans véritable nom, bien au-delà de l’amitié, qui cache parfois des doubles fonds silencieux à la frontière de l’équivoque. Une amitié virile, disaient ses parents. Un amour fraternel préférait Victor qui ne percevait pas ce que la virilité venait faire dans leur relation.

 

Nadine était arrivée en cours d’année, solitaire au début, se réfugiant en haut des amphis d’où elle semblait observer ses condisciples. Son allure, sa taille, ses vêtements de marques et ses lunettes griffées la protégeaient de certains d’entre eux et en attiraient d’autres. Une petite cour s’était formée qu’elle traitait avec détachement, mais toujours avec gentillesse.

À l’instar des autres étudiants, Victor et Sergueï avaient très vite été séduits par la jeune fille, son aisance, sa spontanéité, son rire mais aussi la pertinence de ses interventions en cours. Ils aimaient sa silhouette à la fois garçonne et féminine, ses cheveux courts et son maquillage léger, ses jeans et ses chemisiers de dentelle. Ils ne s’étaient pas mêlés aux apprentis-séducteurs qui papillonnaient autour d’elle, mais ils suivaient de loin leurs manœuvres, s’en amusaient et comptaient les points. Ils restaient à distance et spéculaient sur ses réels objectifs à la fac, jusqu’au jour où ils décidèrent de la provoquer, avec cette forme d’agressivité qui dissimule souvent une gêne inavouée.

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