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Sandrine Bourguignon

Quelque chose dangereuse

La mort est réelle et constante et cela fait vingt ans que tous les matins, elle frappe à ma porte. Ta mort m’accuse et je suis la recluse. J’ai fait naufrage en bord de mère. Il me faudra quitter la rive. Il me faudra comme un saumon remonter le courant, pondre mon œuf.

Puisqu’ils en ont décidé ainsi.

L’aspect de la plaie correspond à un orifice d’entrée d’un projectile à balle d’arme à feu, d’un tir effectué à bout touchant.

La dissection de ton cadavre au lendemain de ta mort a été pour moi comme une violation de domicile, la maison mère qu’on éventre. Des vandales. La peau qu’on incise, le crâne qu’on découpe ( scie électrique ) et les viscères qu’on éviscère.

Ils n’ont rien découvert, rien appris puisque le corps dont je suis issue est un corps sangsue sans issue. Je suis la seule à te connaître par cœur, par corps. Partout ton odeur ta peau ton haleine le matin. Le goût de tes larmes, la sueur sous tes bras, en culotte et les seins nus.

Vivant pouls dans mon pouls, le même sang, chair de ma chair.

J’ai toujours trouvé obscène cet abus de pouvoir que l’on exerce sur nos morts. On fouille leurs armoires. Les chaussettes et les soutifs. On lit leurs lettres, on découvre leurs secrets, on enfile leur nuisette et pour un peu on rêverait leurs rêves en dormant dans leur lit.

Après ton décès, j’ai refusé de fourrer mon nez dans tes affaires et ton père a enfermé ta vie dans des boîtes et des cartons au fond du grenier. L’humidité a tout ramolli et lorsqu’hier soir, j’ai voulu déplacer le premier paquet, il s’est déchiré entre mes doigts.

Les morceaux de ta vie, de ton corps, se sont répandus à mes pieds, comme les pièces d’un puzzle. Il me faut maintenant tenter de ramasser, rassembler. Ces bouts de toi.

Les lettres les photos les souvenirs.

Je vais faire ce que tu aimais tant faire, quand sur la rive, tu empilais les cailloux. Monticules de pierres. En équilibre. Instable. Improbable. Ta vie comme un cairn que je laisserai là avant de partir.

 

Et quand tout aura sombré.

Submergé.

Qu’il reste.

Ce texte.

 

Je l’écrirai comme d’autres ont laissé dans les grottes leurs mains négatives.

Ton empreinte.

Territoire. Cartographie.

Géographie du corps maternel.

Ce corps dont ( cordon ) je suis à jamais.

L’exilée.

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