Gildas LABEY
Tardives récoltes d'un Micmac illégitime
Jamais, en ma présence, ma grand-mère n’évoqua mon père. L’entourage familial, qui m’aimait pourtant, ne me parlait jamais de lui. Dans l’enfance, dans l’adolescence et après, rien, au sein de ma famille maternelle, j’ai beau chercher, rien ne me fut dit que je me rappelle. Ma mère m’avait raconté l’essentiel de l’histoire. Elle attendait que je lui pose des questions pour m’en dire plus, tandis que j’attendais qu’elle m’en dise davantage, sans oser poser de questions. Comme si je redoutais de faire intrusion dans un espace interdit. Mes amis proches ne m’interrogeaient pas et n’ont rien su des commencements de ma vie, jusqu’à ce que, bien plus tard, Béatrice prenne l’heureuse liberté d’ouvrir, pour certains, le récit de ce qui jusque-là était resté captif.
Je me sentais totalement obligé de tenir secrète l’histoire de Solange et Jacquelin. Ma conception était restée secrète pendant six mois. Je ne parlais jamais des circonstances de ma naissance. Je ne révélais à quiconque le trésor d’écrits, d’objets et de livres qui me venaient de mon père et que Béatrice fut la première à connaître. Je ne m’étonne pas de l’épreuve que fut pour moi, très tôt, et pour longtemps, l’acte de prendre la parole. Comme si parler, quelles qu’en fussent les circonstances, réclamait une disposition, un effort proprement héroïques. Il m’arrivait de préparer longtemps en moi-même ce que je désirais dire, me le répétant, pour finalement garder le silence. Quel péril y avait-il à franchir le seuil de la parole ?
La crainte de parler, je le dis ainsi aujourd’hui, c’était aussi celle de parler en mon nom, ce nom que je tenais de ma mère, et non de mon père, ce que les documents administratifs présentaient de la plus sèche façon, puisqu’en face de nom du père, maman ayant refusé qu’on spécifiât : inconnu, soit rien n’était écrit — vide, absence pure — soit un trait barrait l’espace réservé, comme pour interdire. Ainsi le moindre mot ne risquerait-il pas de desceller la pierre qui maintenait enfouie une histoire proscrite ?
Pourtant deux faits, et deux seulement, ressurgissent, et disent comment a pu être percé ce mur de silence. Une de mes tantes, dont la mémoire ne pouvait jamais être mise en défaut, m’a raconté peu d’années avant sa mort, que, jouant près d’elle avec un de ses fils dans le jardin de la maison familiale de Perros – nous avions six ou sept ans – elle m’avait entendu déclarer à mon cousin : « Tu as de la chance, toi, tu as un papa. » L’autre fait se produisit au cours d’une activité scoute. J’ai douze ou treize ans. Je ne me rappelle ni les circonstances exactes ni les raisons précises qui expliqueraient ce que je dis alors. J’ai seulement conscience du sens du propos et du sentiment que j’éprouve : c’est comme si je justifiais un échec, une incapacité à réussir à faire une certaine chose : « Mais moi je n’ai pas de père ! ». Je revois l’air surpris des camarades, et la suite a disparu de ma mémoire.
Qu’est-ce qui, pour l’enfant et l’adolescent que j’étais, se signifiait alors ? Avoir un père était une chance, avoir un père pouvait être un appui pour réussir. Et son absence : un présage de malheur et d’échec ?
Et encore : que se disait le petit garçon, le jeune adolescent, que vivait-il, qu’éprouvait-il, lorsqu’il s’abritait derrière le mur de silence ? Que pouvait-il éprouver et vivre si parler portait le risque de révéler l’absence, le manque, comme celui de faire avorter la parole même ? Mais je me rappelle ce plaisir d’être exposé sans parler à la surabondance de tout ce qui du monde et des autres venait me rassasier de sensations, de perceptions, ces plaisirs sensibles qui me faisaient aimer le monde quotidien, son espace particulier et ses perspectives, ses mouvements, ses lumières et ses heures, et précisément la configuration et la composition qui font la forme, la vie d’un paysage, d’une ville, d’un quartier, du lieu habité. Est-ce que je me parlais beaucoup à moi-même ? Taiseux au-dehors, taiseux au-dedans. Mais voir, toutes antennes dehors, écouter, lire, se laisser instruire par tout ce qui montre et apprend à regarder le monde, à le comprendre, c’était être plongé, comme ce le fut à l’Ecole, dans des courants débordant de lait et de miel.