Laurence Depierre Nusse
RIEN N’EST FAUX
MAIS CE N’EST PAS LA VÉRITÉ
ROMAN
« On n’écrit jamais mieux la vérité
que quand on l’invente. »
Pirandello
À mon père
MARIE
Avril 1978
Un carré, un pré carré, un univers, ouvert et pourtant secret, un lieu pour moi dans Paris, nous nous sommes choisis, ce fut une vraie rencontre. Deux pièces haut perchées, l’une au-dessus d’une rue sans voiture d’où ne monte qu’une rumeur de voix, de pas que la nuit fait cesser, l’autre au soleil levant, si petite que le lit la remplit, une chambre dont j’aime le silence. À la fenêtre quelques oiseaux viennent confier leurs secrets. Sur les toits, des goélands parfois appellent, ils auront pour moi remonté le fleuve.
Voilà quelques semaines que j’habite ici. Depuis plus de vingt ans dans le même quartier, envie de changement, après une vie avec mes enfants, besoin d’être seule. Et ma vie, à bientôt soixante ans, je souhaite la retrouver même si, je le sais bien, la mémoire trahit la couleur des jours d’autrefois, joue avec les souvenirs. Déjà je m’inquiète d’avoir à les ordonner, à dessiner en traits précis des émotions fugaces et, comment déverser ce flot rugueux et tendre sans m’y noyer ? Jusqu’à maintenant je n’ai voulu, n’ai pu composer que des fictions, inventer des histoires laisse une belle liberté, créer des personnages m’a donné de grands plaisirs, l’écriture autobiographique est un tout autre exercice. Oser dire je…
Oui, aujourd’hui, pour moi seule, j’aimerais reprendre les épisodes du chemin, leur redonner vie, écrire ce qu’on ne raconte à personne, ce qu’on n’ose à peine s’avouer et tenter de comprendre. Sans me complaire ni me déplaire, faire mien ce qui fut et que la lumière, si elle vient, éclaire le temps qui me reste.
S’il faut un titre à ce récit, Marie suffira, j’aime mon prénom.
Vite, du papier doux, des crayons, une gomme sans pitié, m’asseoir à cette table de bois et écrire, je prends le temps de ce bonheur ; une saute de vent d’avril ranime les jonquilles penchées à la fenêtre, avec elles mes pensées s’enhardissent. Près de moi, en piles instables, des journaux, des carnets, des cahiers, des agendas, notes à chercher, lettres à relire ; posée sur le sous-main de buvard rose où se découvrent encore à l’envers quelques morceaux de phrases, mon antique règle de fer carrée pour en frapper le creux de la main quand le mot échappe. Un bol abandonné, quelques miettes dans une assiette sur un tabouret parlent de repas solitaires. Appuyé sur le mur, rassurant, le secrétaire où, debout devant le battant ouvert, on griffonne, celui sur lequel on fait des plans, qui cache les lettres et les serments. Il m’a suivie partout, mes enfants en ont forcé les serrures, malmené les tiroirs, éraflé le cuir ancien. Une vierge noire venue d’Afrique veille devant le miroir à trois faces bordé de bleu, le bleu de ma mère, il reflète lampes et chandelles à l’infini. Je n’aime pas cette pendule qui hache le temps, elle est là pour dire, le soir qu’il est bien tard, le matin qu’il est très tôt. Je dors peu. De la lumière sur du verre, du bois clair et puis du blanc, beaucoup de blanc.
Tout autour de moi, des livres amoncelés, lus et relus, ou bien à lire, ils sont bordures, ils sont refuges ; des mots, des histoires, des pensées en abondance diffusent pour moi leur musique. J’aime les livres, je les aime physiquement aussi ces rectangles plus ou moins épais, sagement dressés dans ma bibliothèque, dociles, prêts à s’ouvrir. Je leur rends visite chaque jour, les reconnais de loin, ils m’accompagnent depuis l’enfance. Rangés par ordre alphabétique, de nouveaux arrivants bousculent les habitués, les plus vieux ont du mal à se déplacer et perdent quelques pages, je dois parfois les allonger.
Sur la cheminée, trois photographies, une de ma mère à trente ans, émouvante tant elle est belle tout simplement, une de mon fils Arthur à cinq ans, très concentré, un cliché que j’avais pris pour lui devant la porte de l’immeuble afin qu’il voie où nous nous retrouvions son père et moi. Son père et moi, cela se passait dans une autre vie. On entrait par la place Dauphine, il fallait monter l’escalier raide, de plus en plus étroit, jusqu’au dernier étage ; en bas la Seine, indifférente et souveraine.
Dans le cadre en coquillages qu’elles m’avaient donné pour ma fête, mes filles, Rose et les jumelles Lucie et Louise sur la plage l’été dernier, trois rayons de soleil.
Hier, je suis passée dans ce quartier où je ne vais plus, de l’église Saint-Germain-des-Prés sortaient des notes du Requiem de Fauré ; il fallait bien quelques larmes dans ces rues, impudiques à force de dessiner ton visage tendre, Werner. Un an que nous nous sommes quittés. J’ai voulu croire que tu étais là, devant le square, me faisant signe. Les cloches ne m’ont pas donné l’heure de la messe du soir, mais des coups au ventre. Pourtant, du plus loin qu’il m’en souvienne, les clochers des églises chantent pour moi et j’aime leur voix, tintement léger du matin à la fenêtre qui réveille, timbre régulier des campagnes donnant un sens au vent, bourdonnement lointain dans la nuit dont on guette le rythme, carillons impérieux du dimanche appelant les fidèles, puis les sonneries des soirs comme sonne le glas. Hier, sans toi Werner, c’était le glas.
Je me suis tout de même attardée dans cette librairie où chaque travée, chaque rangée d’ouvrages fait surgir des jours anciens et ta haute silhouette penchée vers moi. La dame brune à la caisse est toujours là, elle m’a souri quand je suis entrée, j’ai fouillé dans mon sac pour cacher mon émotion. J’avais imaginé passer la fin de l’après-midi au cinéma, mais l’odeur de papier, les résonances silencieuses d’un lieu de lecture où feuilleter des pages m’étaient plus sûrement nécessaires. Je sortais de mon rendez-vous au laboratoire, les commentaires obtenus sur le résultat des analyses avaient été vagues, plus clair le message en bas de page : prendre rendez-vous avec votre chirurgien.
Les livres m’aident à vivre, je suis repartie avec un sac plein qui m’a scié les mains jusqu’à ce que je le jette, en même temps que moi, sur mon lit. J’étais fatiguée et triste, mais sereine face à l’éventualité d’une opération, je la souhaite même, elle fera cesser ces douleurs qui reviennent souvent. Je téléphonerai à Monnier demain matin pour prendre rendez-vous.
La grâce mélancolique d’Apollinaire, une édition illustrée d’Alcools que je n’avais pas, m’a fait rêver de chevaliers avec leurs lances au bord du Rhin, de petits chats frondeurs, tandis qu’un fleuve coule pour moi sous les ponts.
Demain soir, avec mes filles, j’ai envie d’aller retrouver Blanche dans ce théâtre de la rive gauche où elle chante. Joie de ces moments de poésie, de musique au milieu de son public. Elle garde dans ce lieu son allure de grande dame ce qui, pour certaines de ses chansons, disons légères, est fort comique. Elle paraît, glissant entre les rideaux fermés une jambe d’abord puis, plus haut, son merveilleux visage avec ce regard de l’enfant qui demande : « Est-ce que vous m’aimez ? » Elle écarte brusquement le velours rouge, ouvre grand les bras, s’avance et offre son sourire de fée. L’assistance l’appelle et bat des mains, déjà conquise par cette longue silhouette sombre ; jusqu’aux épaules des cheveux de jais avec, sur le front, une mèche d’un blanc éclatant, des bras sans fin, des mains qui volent comme deux oiseaux et, unique bijou sur la peau claire du poignet, un anneau d’or. Elle lance les premières notes, les pose sur l’air un instant pour mieux les projeter haut, les retenir, les relancer plus loin encore, telle la balle volage, mais captive sur le jet d’eau. Capable d’appels tragiques dans le contralto comme de trilles aigus de son rire magicien elle est là tout entière dans cette petite salle où règne la ferveur. Avec son piano se joue un divertissement amoureux, elle le frôle, le caresse, le frappe, le délaisse tout à coup pour chanter seule des arias insensées.
Sans regret pour une carrière classique, elle préfère chanter les poètes et ses propres mots sur la musique qu’elle compose ; sa voix limpide évoque les océans comme personne. Nous partageons un amour pour les étendues liquides, j’aime les eaux qui s’écoulent, elle leur préfère la mer qui déferle. Elle irradie et ceux qui l’approchent sont nombreux à se brûler, femme qui se donne comme on plonge et puis se reprend sans explication. Il ne semble pas que ce Grégoire qui la fait tant rire aujourd’hui saura plus qu’un autre la retenir, mais il lui inspire des chansons étincelantes et ce qu’elle lui accorde semble suffire à ce garçon si ambitieux par ailleurs. Blanche paraît heureuse, se montre gaie, mais je la sais insatisfaite, à bientôt trente-cinq ans son instabilité sentimentale l’inquiète et, plus que tout, rendre hommage à sa famille disparue, écrire pour eux des textes et les chanter est son plus cher désir, elle désespère de réussir jamais. Viendra bien, j’en suis sûre, celui à qui elle pourra raconter son histoire et parler de Juan, au fond de ses yeux brille encore cette lueur d’étoile qu’il avait allumée.
Écrire révèle, en relisant ce début de récit je réalise la place qu’occupe Blanche dans ma vie. Née en 1943, Blanche pourrait être ma fille, mais est devenue au long des années une amie, une artiste que j’admire. Depuis que je l’ai découverte, toute petite, en Bretagne, chez mon amie Solange Lesteven, sa mère adoptive, nous avons partagé tant de moments intenses toutes les deux. Elle était jeune encore quand, évoquant son drame, j’avais dit à Solange : « Il va falloir qu’elle se batte pour s’en sortir. Si je résume, ses parents l’ont fait naître le jour des morts, appelée Blanche Lenoir avant de disparaître, comme beaucoup, nés sous une mauvaise étoile. » Solange m’avait remise à ma place : « Et puis quoi encore ? Madame l’auteur à succès est satisfaite de sa formule ? Voilà bien des idées de Parisienne. Elle va très bien s’en tirer ma petite Blanche, elle s’appelle Lesteven comme moi maintenant et je saurai la protéger. De toi, déjà, si tu continues à vouloir sans cesse lui parler du passé. Fiche-lui bien la paix, tu m’entends. »
Aujourd’hui, je suis contente de constater qu’elle avait raison, Blanche s’en sort plutôt bien, mais moi aussi j’ai eu raison de lui faire entendre la vérité. Son histoire, singulière, dramatique, il y a plus de quinze ans déjà je l’ai écrite, un court récit de sa jeunesse que j’avais intitulé Blanche ou le souffle court. Afin qu’elle sache, qu’elle puisse ainsi retrouver ses premières années dont elle disait ne pas se souvenir. Je voulais lui en faire cadeau, je ne l’ai pas fait, je ne sais plus pourquoi. Et du récit lui-même je ne me rappelle pas. Il me faudrait le relire. Pas ce soir. Ce soir, je n’ai pas le cœur à replonger dans l’atmosphère si pesante de ces années.