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Agnès Mot

 

   Disque dur

 

« …tout terriblement »

 

Guillaume Apollinaire

Mauvaise mine

On se déplace, on voyage, on a cette chance parfois. Bagage organisé, sac en vrac, qu’importe, on se fait la malle. Puis, il y a un âge où les valises commencent à se charger d’un indispensable ; la petite robe noire. Pas celle qui affole les jolies provinces du cœur, non, celle qui habille les jours de départs, d’innégociables départs. 

Il faudra se rendre vite, très vite, là où toi, la mort, tu as décidé d’un autre odieux festin.

Tu attends toute garce que je vienne dans l’urgence dire au revoir à ceux-là que j’aime et que tu as avalés dans ta gueule grande qui ne s’ouvrira plus pour eux et qui maintenant s’abreuve de mes larmes. 

Tu m’obliges à l’imparfait à jamais pour parler d’eux. 

La mort, tu crois sans doute que le secret et le mystère qui t’entourent te rend plus sexy qu’aucune autre fille. Il y a des filles sans mystère, magnifiques. Elles avancent nues et lumineuses pendant que ta robe noire à toi, à chacun de tes passages, nous colle au sol comme la nuit sur le monde. Tu n’as même pas le charme sulfureux des damnés. 

À notre premier souffle, tu nous installes dans la plus vaste des salles d’attente. La seule en revanche où personne ne souhaite de rendez-vous rapide, où tous, nous espérons, tant que les choses restent belles ou juste respirables même, que tu nous oublies. Le plus bruyant des impatients devient dès lors à ton égard, un patient bien silencieux. 

Tu es si forte, si puissante. C’est toi qui décides, valides, signes les derniers papiers. 

N’as-tu donc jamais été amoureuse, mère, enfant ? Tu aurais pu te retourner un jour.   

Tous ces poètes. Tu aurais dû prendre le temps. Je te l’assure, il y a quelque chose d’immense dans l’épaisseur de leurs mots. Sur un très grand malentendu – et il y en a de nombreux – tu aurais pu tomber amoureuse de l’un d’entre eux. Il aurait mis un peu de rose sur tes joues et le feu sur tes lèvres. Un cynique amoureux. Ceux-là ne manquent pas de charme quand ils font des escales au milieu de leurs guerres.  

Pour cela, bien sûr, il faudrait que tu t’arrêtes, une minuscule minute, un ersatz de seconde. Je sais, je sais, jamais tu ne te reposes. Tu devrais tu sais, tu n’as pas très bonne mine.

Te chercher un autre nom, nous avons essayé. Aucun ne t’a rendue moins glaçante. Si les mots sont de merveilleux amis de jeux, de joie, de jouissance, que l’on peut à tout moment, pour les moins aimables, adoucir avec d’autres, le tien, même avec le plus précis des soins, reste définitif dans le son même de ce "R" que l’on remonte du fond de soi, qui nous gratte et nous vibre et que même le "T" avec ses grands bras toniques échoue à mettre à terre.  

Dompter la tristesse, apprivoiser la douleur, oui, nous apprenons parfois, mais avec toi aucun petit arrangement possible. Chez toi même les angles ne sont pas morts, tu es partout. 

Tu nous rattrapes par les cheveux et nous percutes alors encore tout plein de larmes. 

Puisque tu n’as rien à vendre, ni même à acheter, tu opères sans anesthésie. Te voilà ainsi libre d’ignorer tout marketing politique, populisme, esbroufe, « dédiabolisation » et autres outils d’endormissement.  

Tu ne fais aucun crédit. Parfois, cependant, trop souvent, tu t’offres de façon obscène en tête de gondole pour un prix de groupe. Pas chère la mort.  

Il n’y a pas de sot métier, mais le tien est bien sale.  

J’attends que tu t’endormes.   

« Pour des siècles et des siècles ». 

 

 

Installer la mer

Lunettes oubliées, happée et prise de doute, je lis à travers la vitre de la voiture le panneau 4 par 3 posé là à 100 m en retrait de la route où j’avance maintenant très lentement. 

Le terrain est gigantesque. Plusieurs champs de maïs, trois de blé et une très large étendue d’herbes grasses. Mes yeux, focus misérable sur l’affiche, en font la lecture suivante : Une baie. Immense. Un arc blanc entourant à 180°… la mer…  

Nous sommes à une cinquantaine de kilomètres de Paris et l’on projette d’installer la mer… 

Je suis stupéfaite. Il y a ici, pas loin, peut-être après de longues heures maladroites et d’irrévérencieuses audaces, un rêveur ambitieux qui a trouvé une passerelle pour donner du relief aux songes les plus inouïs.

Un « Philémon » aux rêveries insolubles, sa quête du A et tous ses naufragés. Naufrager la mer. Tracter ses flots, semer ses courbes indisciplinées et folles au pied des géométries sages et cadrées de nos champs. Ajouter l’équation des marées à celles des cultures et sur un grand malentendu peut-être ressusciter les campagnes endormies, abandonnées, ivres de nouveaux mariages. 

Il fallait du désordre, beaucoup de désordre, pour imaginer donner corps à une aussi joyeuse fiction. Rencontrer quelque part dans le brouillard léger de mes errances un perché ambitieux, en tomber amoureuse, follement. 

Et puis, plusieurs mois après, j’apprends à la radio, alors que je suis en déplacement à l’étranger, qu’une marée noire s’est installée au pied de trois champs près de mon village. Trois petits rus sont eux aussi touchés.

Tout près de Paris, cette marée-là est bien réelle. Elle ne fait l’objet d’aucune rêverie.

Du pétrole dégueule de la plomberie fatiguée d’un oléoduc et cela pendant quelques heures assassines au creux de la campagne qui n’en croit pas ses cheveux.

À mon retour, je ne sens rien, mais elle s’est bien posée là, pas loin. Deux paysans se partagent l’immonde butin. La terre, encore une fois, paye et avale cette flaque affreuse en recrachant des milliers de petites vies cachées et fragiles.

À l’œil, elle reste assez discrète, mais il faudra plusieurs semaines pour embarquer la terre souillée et rapporter des camions de terre belle. Nous ne compterons pas les morts. Ils sont minuscules, silencieux comme les poissons dans l’eau et n’ont aucun papiers sur eux.

J’ai rêvé un instant d’un possible déplacement d’océan et voilà que la réalité s’installe obscène et moche.

Il faudra cependant continuer d’oublier ses lunettes, bouder gentiment les infos et suivre le vol fantasque des poètes.

 

 

 

 

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