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Comment Proust peut gâcher votre vie

 

Nanon Gardin

Il y a sans doute mille manières différentes de lire Proust. Tous ceux qui vont jusqu’au bout de la Recherche ont de toute façon infiniment moins de mérite que ceux qui parviennent à lire en entier Ulysse de Joyce. Mais les deux hommes, qui ont eu l’occasion de se frotter l’un à l’autre au cours d’un dîner au Ritz d’où ils sont rentrés ensemble en taxi n’ont rien trouvé à se dire. Alors, n’en parlons plus.

 

Tout d’abord, voyons pourquoi vous lisez ou ne lisez pas À la recherche du Temps perdu.

  • Vous n’aimez pas ( les gros livres, le style, le sujet, le genre, l’auteur, le narrateur, ses personnages ). Vous êtes sauvé car vous n’avez qu’une chose à faire, qui ne changera rien à votre vie : ne pas lire la Recherche, ni d’ailleurs le livre que vous êtes en train de lire.

  • Vous aimez, vous allez au-delà d’Un amour de Swann, vous êtes pris, piégé, fan ( des gros livres, du style, du sujet, du genre, de l’auteur, du narrateur, de ses personnages )

 

Nouvelles options dans ce cas :

 

  • Vous n’avez qu’une idée, aussitôt lu le dernier mot ( « temps », comme c’est bizarre ) c’est de vous replonger dans la lecture intégrale du roman ou du moins de quelques passages qui vous ont particulièrement passionné, ou concernant certains personnages auxquels vous vous êtes intéressé/identifié. En un mois ( de vacances ) vous aurez largement eu le temps de satisfaire ce besoin et de revisiter ces régions. Vous êtes peut-être sauvé. Vous resterez un amateur éclairé, mais sain d’esprit, supportable en société et capable d’envisager la compagnie des non-lecteurs de Proust.

 

  • Avant ou après relecture, vous avez toujours faim. Attention, vous commencez à montrer les symptômes d’une grave maladie, causée par un virus contre lequel il n’existe ni remède ni vaccin. Le laboratoire Pasteur n’a pas encore orienté ses recherches en ce sens, ni d’ailleurs Bio’Ntech ni Moderna. Vous êtes bon pour :

 

  • Adhérer à la Société des amis de Marcel Proust, produire chaque année un pastiche proustien en espérant gagner un jour le premier prix, visiter au moins une fois par an la maison de tante Léonie à Illiers-Combray, village relativement insignifiant de la Beauce, ce qui vous donnera quand même l’occasion d’aller revoir Notre-Dame de la belle verrière dans la cathédrale de Chartres, plaisir nettement plus relevé.

  • Comme moi, vous en avez long à dire sur cette maladie et projetez d’écrire un livre décrivant par le menu vos attentes, vos bonheurs, votre frustration ou votre fureur. Et surtout, surtout, vous allez devoir vous isoler et rompre avec la plupart de vos relations qui refusent systématiquement la contagion et en ont par-dessus la tête de vos références constantes à votre dieu. En effet, aux yeux d’une immense majorité de gens, la proustophilie, sans même aller jusqu’à la proustomanie, fait de vous un solitaire, voire un paria, un malade avec qui ce n’est même pas la peine d’essayer de communiquer. Je connaissais déjà ce phénomène avec la croyance en Dieu dans un milieu d’intellectuels de gauche ou la sympathie pour le communisme dans un milieu bourgeois. Mais dans le cas de Proust, bien que l’enjeu soit de moindre importance, la condamnation s’avère encore plus sévère, car lire la Recherche est un acte entièrement volontaire, inutile, absurde, nullement téléguidé par une quelconque idéologie, qui permet à toute personne étrangère à ce culte de vous considérer comme un pauvre fou, un psychopathe incurable qui s’est volontairement inoculé le virus, tel l’heautontimoroumenos de Baudelaire. Pas de pitié donc pour le proustomane qui ne cesse de vous rappeler que son Dieu aux yeux pochés a tout dit, tout prédit, tout compris. D’ailleurs, appartenant à cette dernière catégorie, je me dis qu’il me sera terriblement difficile, une fois ce « travail » sur la Recherche achevé, de me mettre à autre chose, de quitter définitivement Proust pour m’attacher….à qui, à quoi ?

 

Mais passons, vous êtes malgré ces avertissements prêt à vous lancer. Voici donc à quoi vous pouvez vous attendre.

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