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Balade dans les cercles du temps

 

Sylvie Domercq

Vendredi 3 avril

 

 

Le soleil est revenu. Et avec lui, ce stérile sentiment qui avait pris ses quartiers chez moi et faisait surface de temps à autre, cette peur larvée s’émousse. Elle est arrivée à la suite de ma virée en ville avant-hier après-midi pour relever mon courrier au centre de tri de La Poste puisque le bureau du village est fermé, et pour faire quelques courses.

Depuis ma sortie précédente voici une dizaine de jours les conditions de protection se sont vraiment durcies partout, si bien que le danger semble lui aussi présent partout, ce qui est paradoxal. Plus les précautions sont prises moins le risque est grand, plus on a l’impression contraire. La meilleure image de ce phénomène, je regrette encore de n’en pas avoir pris la photo, c’est la devanture d’une pharmacie dont la porte vitrée d’entrée est obturée par une grille épaisse du type anti-émeutes sur laquelle est apposée une énorme affiche vert fluo avec, écrit en énormes capitales noires, le mot OUVERT.

Pour ajouter à cette bizarre sensation d’invisible danger, en rentrant à la maison j’ai croisé Corinne sur la petite route J’étais en voiture, elle à pied. Je me suis arrêtée, sans couper le moteur et j’ai commencé à descendre ma vitre. Elle s’est mise à agiter les bras, signifiant non, non, et même à singer le mouvement qui remonte la vitre. Je me suis dit et bien je dois avoir une sacrée tête de virus.

Juste avant, chez le boucher, je salivais devant d’appétissantes saucisses de Morteau. Je lui ai demandé s’il avait un peu de choucroute pour accompagner. Réponse : « Quoi ? Y a plus rien qui arrive d’Alsace. De toute façon on prendrait pas, qu’ils le gardent, leur virus. »

Rémi me disait hier qu’un des résidents de son immeuble était venu se plaindre. Rémi fait jouer Axel au foot dans la cour de l’immeuble, fermée à la rue, mais ouverte sur le ciel. Seule sortie du petit. Ce confini lui a demandé d’arrêter les parties de foot avec le gamin parce que ça fait aboyer son chien…

Quand je me dis que les mêmes connards pour ne pas dire salauds regardent tous les soirs la télé où défilent en boucle les preuves d’abnégation et de courage de milliers de gens dont ils risquent d’avoir besoin, je me suis demandé comment ils résolvaient leurs contradictions internes. Sans doute ne le font-ils pas. Être con et/ou salaud, c’est un vrai métier, ça demande de la discipline. C’est sans doute une question pour philosophe…

À ce sujet ce matin j’ai écouté un philosophe que je ne connaissais pas, Heinz Wissman, je n’ai pas tout compris, mais j’ai rarement entendu des choses aussi profondes sur le rapport entre la langue et la pensée. Il dit « à partir du moment où la pensée dit quelque chose de déterminé, elle est rivée à la langue. » D’où l’idée que le premier devoir du vrai philosophe aux prises avec sa langue est de mettre en question la légitimité du dire qu’il pratique. Si j’ai bien compris.

 Est-ce pour cela que j’aime tant parler les langues étrangères ? Est-ce pour échapper à ou pour poursuivre un « dire » comme il dit ? Mais je pète sans doute plus haut que je n’ai le popotin. Sauf que c’est aussi ce que dit la psychanalyse au fait.

Bref, entre les rencontres avec cette série de minables, j’en en fais une autre.

Juste avant le croisement entre la route de Collobrières et celle de Grimaud, sur la gauche, il y a cette vaste prairie entourée d’arbres où paissent des chevaux. Cinq exactement. Deux sont bai, de cette belle couleur brune tendant vers le rouge avec des crins noirs. Deux sont beige pâle, presque blancs. Et le dernier est gris. Ils paissent, placidement, sous le soleil, parfois ils bougent un peu, changent de carré d’herbes, s’ébrouent, ils sont l’expression d’une nonchalance, d’une insouciance dont nous avons oublié jusqu’à l’existence depuis trois semaines.

Je me suis arrêtée pour tenter de m’inoculer un peu de leur indifférence à la marche entravée de ce monde malade où nous sommes piégés. Ils me semblaient si libres, si forts, si calmes surtout. Si beaux. La beauté me console.

C’est alors que j’ai pris comme un coup de poing dans le cœur le souvenir, le son même, de la dernière phrase de Gary dont je ne savais pas que c’était la dernière que j’entendrais. « Bye bye mon amour j’y vais, Jolly Jumper m’attend. » Il adorait l’équitation et la BD. Jolly Jumper l’a peut-être attendu longtemps, que se passe-t-il dans le cerveau d’un anglo-arabe de vingt ans ?

OK j’ai dit, à tout à l’heure mon chéri. Et je me suis fait un café serré, assise devant la maison, admirant les collines, rêvassant à lui qui allait rejoindre mon seul rival comme il disait en riant. Le café serré, c’est un petit rituel à nous, c’était devrais-je dire, mais je l’ai conservé.

Posée à droite de l’ordinateur, ce matin ma tasse est vide.

Il paraît qu’il ne faut pas ressasser le passé, et sans doute faudrait-il que j’arrive à confiner Gary un peu mieux, mais dans le confinement d’aujourd’hui ce sont les absents qui sont les plus présents.

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